Chapitre un.
Voir Pyongyang et mourir

19h, 25 Janvier 1994
Pyongyang, immeuble de la sécurité intérieure, face au Palais Présidentiel

Le Chargé d’exécutions des opposants au régime politique et des traîtres à la cause du peuple avait un problème.

Il reposa sa Magnificent Seven dans le cendrier à l’effigie du Grand Dirigeant et s’approcha de la fenêtre. Sur la grande place déserte une limousine noire filait sans bruit. Au-delà se profilait l’impressionnante façade du Palais Présidentiel.

Le toit orné de frises de type stalinien était soutenu par huit colonnes géantes au milieu desquelles apparaissait un immense balcon.

Sous le balcon, une porte gigantesque disparaissait dans le brouillard du petit matin, d’où émergeaient, telles des proues de bateau, des sculptures avec leurs poings fermés et leurs marteaux brandis.

Il se prit la tête à deux mains : mais qu’est-ce qui lui avait bien pris d’accepter cette promotion ?

Simple espion intérieur de province, cette promotion pouvait changer sa vie. Ce n’était plus de la traque des opposants qu’on lui demandait de se charger, mais de leur exécution. Sa femme, qui se plaignait tous les soirs de son modeste traitement, l’avait conduit sur le lit conjugal pour le féliciter.

L’exécution était un tremplin vers d’autres postes en vue dans la sécurité intérieure. Les cadres dans l’exécution étaient des fonctionnaires protégés et bénéficiaient de multiples avantages en nature. Pour son arrivée dans la capitale, on lui avait offert le premier volume des Œuvres Complètes du Grand Dirigeant. L’ouvrage trônait en haut de l’armoire, dans le minuscule deux-pièces d’une tour de Pyongyang où ils venaient d’emménager.

Après six mois d’euphorie, le Chargé d’exécutions avait découvert les réalités de la vie professionnelle dans la capitale. Il y avait le stress des horaires, l’heure de pointe dans les transports en commun, et les regards de ses collègues, qui le jalousaient parce que tous considéraient l’exécution comme une carrière d’avenir. Les plus méchants racontaient qu’il avait obtenu cette promotion grâce aux relations extraconjugales de sa femme avec ses supérieurs.

Le matin en arrivant, avec sa mallette remplie de dossiers d’exécution, il sentait bien le sourire en coin des secrétaires quand il remontait le long couloir conduisant à son petit bureau.

Il y avait aussi cette nouvelle politique du résultat inspirée par ces conseillers ministériels éduqués à Moscou ou à Pékin. Ils étaient parvenus à convaincre le Grand Dirigeant de la nécessité de changer les vieilles méthodes en matière d’exécutions. Chaque fonctionnaire du département des exécutions avait vu sa rémunération indexée sur l’atteinte d’objectifs. Il fallait des chiffres, et des chiffres, encore des chiffres. Pour prouver au régime qu’il était sûr, on demandait des arrestations, des déportations, des enlèvements, et le point ultime dans la chaîne de la répression, de belles exécutions.

Après six mois d’activité, il se demandait si ce métier, en dépit de son prestige et de ses perspectives d’avenir, était fait pour lui. Il ressentait un vrai plaisir à l’époque quand il frappait à la porte d’un notable de province au petit matin et lui passait les menottes. Mais décider du mode d’exécution et de ses modalités ne l’intéressait pas. Naturellement, il ne l’aurait jamais admis. Il aurait juste aimé retourner dans sa province et arrêter des opposants.

Avec les semaines, la vie du Chargé d’exécutions était devenue un enfer. Le matin, il restait une heure dans son bain à regarder le canard en plastique qu’il avait acheté pour l’enfant qu’il n’avait pas. Petit à petit, il se mit à envier les Directeurs de camp de travail, les services de sécurité intérieure, les chargés d’enlèvements en Corée du Sud, tous les organismes de répression qui permettaient au paradis de Corée du Nord de rester un paradis. Parfois, il était si déprimé qu’il enviait le sort des condamnés.

Quand il rentrait chez lui, sa femme ne lui adressait pas la parole. Le soir, il feuilletait le premier volume des Œuvres Complètes du Grand Dirigeant, mais il n’y trouvait pas la réponse au problème qui le minait depuis le début de l’année : comment faire ses chiffres si les arrestations se faisaient plus rares ? Comment exécuter ceux qui n’ont pas été condamnés ?

Ce matin, il venait de recevoir un nouveau dossier. C’était un vice-général, ancien compagnon d’armes du Grand Dirigeant, qui bénéficiait de nombreuses amitiés dans le cercle du pouvoir. Il avait été surpris en train de forniquer avec l’une des cousines du Grand Dirigeant. Pour cela, on allait l’exécuter. En réalité, le Grand Dirigeant le soupçonnait de comploter. Mettre une cousine dans son lit était un moyen élégant de s’en débarrasser.

Si les alliés du vice-général parvenaient au pouvoir, ils n’oublieraient certainement pas celui qui l’avait fait exécuter. Il fallait donc une exécution radicale, pour satisfaire le Grand Dirigeant, mais dans la dignité, pour ne pas provoquer les foudres des alliés du vice-général si ces derniers prenaient le pouvoir un jour.

Décidément, le Chargé d’exécutions n’aimait pas la politique. Et c’était triste à dire, mais il n’aimait pas les exécutions.